La planète constitue le marché des entreprises, y compris le marché du travail. Dans ce contexte, la conciliation travail-famille est-elle illusoire ou plus essentielle que jamais? Les familles font de moins en moins d’enfants, les mariages éclatent en série et le nombre de burn-out augmente. Certaines entreprises semblent avoir trouvé la clé de l’équilibre. « Quand plus de la moitié de la population affronte des difficultés à concilier vie professionnelle et vie familiale, nous ne sommes plus devant un problème individuel, mais face à un enjeu social », opine Charles-Henri Amherdt, directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur l’éducation et la vie au travail de l’Université de Sherbrooke et président directeur-général d’InterQualia
Plusieurs entreprises ont renversé la donne : ils placent l’employé plutôt que le profit au centre des préoccupations. Le ministère de l’Emploi, de la solidarité sociale et de la famille soulignait l’an dernier l’apport de certaines d’entre elles en leur remettant un prix ISO familles. Cet honneur visait à souligner l’importance que ces entreprises accordent à la conciliation travail-famille. Jean Gourdon a ouvert l’hôtel Novatel Montréal au début des années ’90. « Nous avons toujours mis la priorité sur le confort des collaborateurs avant celui des clients. J’estime que s’ils sont heureux, ils rendront de bons services, les clients reviendront et nous ferons des profits. C’est une vision à long terme. » Les employés établissent eux-mêmes leur nombre d’heures de travail. « Certains préfèrent travailler 40 heures, d’autres 25. Nous élaborons les horaires de travail en tenant compte des besoins des collaborateurs. À partir du moment où toutes les heures sont comblées, il importe peu de savoir combien de personnes y contribuent », affirme le directeur général de Novatel.
L’hôtel encourage aussi la multi-compétences. Par exemple, certaines serveuses, si elles le souhaitent, pourront accomplir des travaux de comptabilité si elles en ont les compétences, acquérant ainsi une expérience diversifiée en vue d’un nouvel emploi. La philosophie de gestion mise sur la responsabilisation des employés. Elle s’apparente à certains égards à une coopérative de travail. Ainsi, depuis le départ du chef cuisinier, il y a sept ans, les cuisiniers occupent ses fonctions en équipe. Il en va de même à la réception et à l’entretien des chambres. Le poste de gouvernante générale n’existe pas chez Novatel. « L’employée responsable n’a pas besoin d’une superviseure pour vérifier si la chambre est propre », explique le directeur général. Personne n’assume un poste spécifique aux ressources humaines. Ce mandat est dévolu à l’équipe de direction et aux employés. « Au total, nous épargnons ainsi près de 400 000$ », avoue le directeur général. N’entre pas qui veut à cet hôtel. Trois personnes doivent donner leur accord lors d’une embauche. Le directeur du service concerné vérifiera les compétences techniques. Un employé décrira les tâches à accomplir et donnera son avis sur le candidat. Le directeur général s’assurera qu’il a une bonne attitude. « Si les trois personnes approuvent l’embauche, poursuit M. Gourdon, une firme externe vérifiera les antécédents du candidat, tous les antécédents, même s’ils remontent à 30 ans en Nouvelle-Zélande. »
Quant au salaire, il est équivalent aux trois meilleurs hôtels de la métropole, parfois un peu plus. En hôtellerie, la majorité des employés sont des femmes. Novatel offre depuis deux ans à ses employés des avantages habituellement réservés au personnel du secteur technologique. Le concept Espace vie pratique s’adresse à la fois au client et à l’employé. « Nous offrons un service de buanderie, de nettoyage et d’achats. L’employé paie le prix que nous obtenons de nos fournisseurs, sans aucun frais de gestion supplémentaire », explique Jean Gourdon. C’est à ce titre que l’entreprise recevait en 2002-2003 une mention ISO Familles. Un autre motif explique cet honneur. « Nous hébergeons gratuitement l’employée victime de violence conjugale », affirme le directeur général. Certaines employés y sont restées trois ou quatre semaines. « Voilà un service que tout hôtelier devrait offrir à ses employées sans poser de questions », estime-t-il.
DLGL offre des logiciels de gestion de ressources humaines aux entreprises comptant au moins 800 à 1000 employés. Fondée au début des années ’80, elle mise depuis le début sur la qualité de vie au travail, et par conséquent dans la sphère familiale. Première règle dans cette entreprise de nouvelles technologies : la semaine normale de travail compte 35 heures, pas 60 ou 70. « Il est parfois nécessaire que l’employé consacre des heures supplémentaires, mais nous ne le valorisons pas », affirme Annie Guénette, chargée de projets au marketing et aux relations publiques. Il existe peu de règles et de programmes chez DLGL. Certes l’entreprise possède-t-elle comme plusieurs autres dans ce secteur sa propre salle de cinéma-maison et sa salle d’exercices, mais la conciliation travail-famille est gérée « selon le gros bon sens ». L’employé doit rendre compte de ses heures puisque l’entreprise facture ses clients sur cette base, mais il n’est pas tenu de consacrer 35 heures au travail à chaque semaine. Il n’a pas à rendre compte de ses actes s’il s’absente. Il peut donc consacrer du temps à son enfant malade ou l’amener chez le médecin. S’il le souhaite, l’employé travaillera à domicile pendant les journées pédagogiques scolaires. « Nous ne favorisons pas le télétravail, précise Annie Guénette. Nous misons sur le travail d’équipe, mais le travail à la maison permet parfois de dépanner le parent. »
Un milieu de travail rêvé? Il ne convient pas à tous, affirme Annie Guénette. « L’employeur doit s’assurer d’embaucher des personnes cadrant bien avec la culture d’entreprise. Les employés qui auraient tendance à abuser de la souplesse n’y auraient pas leur place. Ceux qui ont besoin d’un titre et d’une possibilité de promotion non plus. La structure hiérarchique est réduite dans notre entreprise. » Les personnes qui s’adaptent bien à la philosophie de VLBL possèdent une bonne capacité de travail d’équipe. Comme chez Novatel, la souplesse hiérarchique octroie de plus grandes responsabilités de gestion aux employés. Ils doivent être en mesure de les assumer. S’ils y parviennent, « ils évoluent dans une atmosphère stimulante et la qualité du travail s’en ressent, estime Annie Goyette. Nos employés nous sont fidèles, nos clients aussi. » Les familles s’en portent bien. En 10 ans, parmi les 95 employés de VLBL, seulement deux ont vécu le divorce.
La Régie des rentes du Québec compte plus de 1000 employés. Les programmes y sont plus définis, mais les employés connaissent la flexibilité des horaires depuis 1976. « Pour répondre aux impératifs du travail d’équipe, souligne Benoît Morin, directeur des ressources humaines à la RRQ, les employés doivent être au travail de 9h30 à 11h30 et de 13h30 à 15 heures. Les autres heures de travail sont à leur convenance entre 7h30 et 18 heures. » Les préposés aux renseignements n’ont pas intégralement accès à ce programme. Les besoins de la clientèle impose une présence de 9 heures à 5 heures. Dans le cadre de la lutte au déficit, en 1996, le gouvernement québécois a établi un programme-cadre permettant des négociations locales sur l’aménagement et le temps de travail. La Régie des rentes du Québec offre diverses formules permettant aux employés de travailler de 28 à 32 heures étalées sur quatre ou cinq jours. L’employé qui travaille 35 heures peut demander d’être payé 32 heures. « Il peut ainsi accumuler jusqu’à 18 jours de congés payés, souvent repris lors des vacances estivales des enfants », ajoute Benoît Morin. Quelque 200 employés recourent à l’une ou l’autre de ces mesures.
La convention collective prévoit une banque de 12 jours de maladie, dont la moitié peut être utilisée à des fins familiales. « Nous avons observé que la souplesse n’entraîne pas un effet négatif sur la productivité, affirme le directeur des ressources humaines de la RRQ. Il réduit par contre le stress des employés, contribuant ainsi au maintien de la qualité des services. » Comment s’y prendre Charles-Henri Amherdt mise sur trois éléments pour favoriser la conciliation travail-famille : un changement de culture d’entreprise, la santé émotionnelle des employés et la création d’une commission sur la conciliation travail-famille. « Le changement de culture d’entreprise ne pourra provenir que du haut de la pyramide, estime-t-il. Il ne s’agit pas de plaquer des mesures provenant d’ailleurs, mais d’amorcer une consultation des employés sur leurs besoins spécifiques. Ils ne sont pas les mêmes partout. » Il vise aussi une amélioration de la santé émotionnelle. « À l’époque industrielle, ce sont les machines qui tombaient en panne.
En l’an 2000, ce sont les employés, à cause du stress et des pressions psychologiques. Ce ne sont pas les individus qui sont fragiles, on les a simplement mis dans des conditions dans lesquelles ils finissent par craquer. Or, ce sont les émotions qui nous animent. Si elles sont généralement négatives, elles affectent notre santé et notre qualité de vie, au travail comme dans la famille. C’est quand elles sont positives que nous sommes les plus dynamiques et créatifs. » Pour lui, la conciliation travail-famille représente actuellement un tel défi qu’il souhaite la création d’une commission sur la conciliation travail-famille. « Je m’inspire de la Commission sur la santé et la sécurité au travail. Depuis la création de cet organisme, à la fin des années ’70, le nombre d’accidents et de décès liés au travail a considérablement diminué. Nous avons formé des spécialistes de la santé physique, formons maintenant des spécialistes de la conciliation travail-famille. »
Avec la pénurie de main-d’œuvre qui s’annonce, les entreprises n’auront peut-être pas le choix. Les jeunes qui arrivent aujourd’hui sur le marché du travail ont subi le divorce et la perte d’emploi de leur parents suite aux restructurations des années 90. Ils semblent aujourd’hui accorder une grande importance à leur qualité de vie, à la fois au travail et au foyer. Quant au gouvernement québécois, il lançait le mois dernier le document de consultation Vers une politique gouvernementale de la famille. Il rencontrera dans les prochains mois les principaux acteurs économiques et sociaux afin de dégager des pistes d’action. Il invite tout le monde aux commentaires jusqu’au 24 septembre 2004.