Entrevue: Omar Aktouf

Entrevue :

Omar Aktouf, professeur titulaire au service de l’enseignement du management à l’École des hautes études commerciales (HEC) de Montréal.

Omar Aktouf ne mâche pas ses mots. Ancien Directeur des Ressources Humaines – un domaine qu’il connaît bien pour y avoir travaillé pendant 15 ans -, M. Aktouf enseigne maintenant le management à HEC mais son enseignement diffère de celui de ses collègues. M. Aktouf prône la refonte complète de la gestion des ressources humaines telle qu'on l'enseigne dans les écoles de commerce et telle qu’on l’applique dans les entreprises. Quelle est votre perception de la fonction «Ressources Humaines» en entreprise? Le management n’est rien d’autre que la gestion des personnes. La grande problématique de la gestion, ce sont les personnes. C’est un pléonasme de dire «gestion des RH», on devrait dire «gestion» tout simplement. Que ce soit le PDG ou le dernier des chefs d’équipe, tous ont à gérer la coordination des salariés; tous doivent faire en sorte que les efforts communs se fassent en synergie, afin que le résultat commun soit supérieur à la somme des parties. Mais, paradoxalement, je pense que les êtres humains ne se gèrent pas. Dans un monde idéal, chacun devrait s’autogérer. J’estime péjorative l’appellation «Ressources Humaines». Je préfère, de loin, parler de «personnel», qui est un terme plus humain. On a commencé à parler de «RH» dans les années 60. Avant on parlait de «personnel». On dit maintenant «ressources» parce qu’on a voulu mettre l’être humain au même plan que la machine. Or, l’être humain n’est pas une ressource, ni un moyen; c’est une fin. Cette appellation «Ressources Humaines» est une contradiction dans les termes: si c’est humain, ce n’est pas une ressource et si c’est une ressource, ce n’est pas un humain. Et malheureusement, cette appellation conduit à des excès : si on parle des autres comme étant des ressources, on va les traiter en ressources. Il y a une espèce de rapport de mépris – que je déteste- qui empêche la collaboration, la participation et la synergie. À mon avis, la fonction GRH ne devrait pas exister dans sa forme actuelle, parce qu'elle revient à traiter l’employé comme un objet; un objet jetable qui plus est. Elle devrait plutôt signifier la prise en charge matérielle des personnes (transport, logement, paye, soin). Approuvez-vous l'enseignement actuel du management? Non. Le concept du développement de la motivation, un des éléments phares de l’enseignement qu'on dispense aux gens en GRH et dans bon nombre d’entreprises capitalistes financières, aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse, en France et en Grande-Bretagne, ne fonctionne pas. Les entreprises capitalistes financières s'opposent aux entreprises capitalistes industrielles qu’on trouve en Corée, au Japon, en Allemagne, en Suède, au Danemark et en Norvège. Dans ces pays, la fonction GRH n’a pas du tout la même vocation et les écoles de commerce n’enseignent pas de la même façon. Vous présentez à un Allemand les théories de la motivation américaine, il va rire et se demander comment des employés peuvent être assez naïfs pour croire à de telles manipulations. De quelles manipulations parlez-vous? La première manipulation est celle de la perception de la situation. Au début, pour faire passer la pilule taylorienne (1912) et pallier à une baisse de la productivité, les entreprises ont manipulé leurs employés. General Motors distribuait à ses salariés des pamphlets qui donnaient 50 raisons pour lesquelles un employé devait aimer travailler chez GM. Comme si les travailleurs ne savaient pas réfléchir par eux-mêmes! Cela a fonctionné quelques mois seulement, car on ne peut manipuler tout le monde tout le temps. La deuxième est la manipulation de la perception de la relation à l’entreprise, ou ce que l’on a appelé les rétributions- incitations comparées. Un salarié compare ce qu'il gagne par rapport à ce qu'il donne à l'entreprise. Il se compare toujours par rapport à son collègue –ce qui engendre une certaine rivalité entre eux – mais jamais par rapport à son patron. Troisième manipulation : celle de la manipulation de la perception de soi. Je ne vois mon excellence qu’à travers les yeux de mon patron. S’il me dit que je suis excellent, j’augmente l’estime de moi et je m’investis davantage pour l’entreprise. Cette méthode n’a, elle non plus, pas duré plus de cinq ans. La dernière manipulation concerne l’excellence du moi confondue avec l’idéal organisationnel; ce que l’on a qualifié de champions ou d’employés stratégiques. Si l’entreprise réussit, je réussis. Cela n’a également eu qu’un temps. On continue à enseigner et à appliquer des théories qui datent des années 60 alors que l’on sait pertinemment que cela ne marche pas. Mais on n’a pas autre chose. Alors, comment fait-on pour rester compétitif et rester dans la course du commerce mondial? On délocalise dans des pays où les coûts de main d’œuvre sont moindres et où il n’y a pas de lois sur l’environnement ou la sécurité. Au Danemark, au Japon et en Corée du Sud, les gens n’ont pas besoin de consultants, ni de livres ou de diplômes d’écoles de gestion, il n’y a pas de MBA et pourtant, les entreprises sont les mieux gérées du monde. Que proposez-vous à la place ? Si on traite l’être humain avec respect, intelligence, générosité, confiance et franchise, il le rendra : c’est un principe universel. La valeur ajoutée vient du cerveau des travailleurs, elle ne vient pas des ordinateurs. Or, si vous considérez l’être humain comme un objet, un objet ne crée pas de valeur ajoutée, un objet obéit. Dans le capitalisme financier occidental, on en est réduit à faire des profits en réduisant les coûts! On réduit les coûts en faisant des fusions-acquisitions qui provoquent des licenciements massifs, en délocalisant et en polluant. On ne sait plus faire de profits en créant. Cela ne peut pas durer. Un employé ne peut être motivé si la meilleure façon de le gérer est de le traiter en coût. C’est ça qu’on appelle GRH. On trouve le moyen de faire en sorte que ce coût que sont les ressources humaines nous coûte moins cher. Cette gestion est complètement faussée. Sur un plan plus général et philosophique, la question «comment motiver mes employés?» est une question stupide parce qu’on admet au départ qu’ils ne sont pas motivés. La question intelligente serait de se demander «pourquoi mes employés ne sont pas motivés?». Or, «pourquoi mes employés ne sont pas motivés?» est une question que ne veut pas entendre le management nord-américain. Que pensez-vous de la volonté des RH d’occuper une place plus stratégique dans l’entreprise? Je suis pour à 100%. Je suis d’avis que la fonction qui se soucie des êtres humains dans l’entreprise ait une place prépondérante. Mais je suis contre le fait de rendre stratégique le traitement de l’être humain comme un coût. Je suis pour le fait de prendre soin de l’employé, d’en faire un partenaire, de le traiter avec respect et de lui donner la possibilité de progresser dans l’entreprise. Au Japon, tout chef d’entreprise a commencé au bas de l’échelle. Tout patron japonais a dû gagner ses galons dans la compagnie. Ce système est calqué sur le système allemand. En Allemagne, 3 PDG sur 5 sont d’anciens ouvriers. Dans ces pays, le patron est donc légitime et choisi. Il n’est pas désigné par le plus gros des actionnaires. Mais c’est infiniment plus difficile de grimper les échelons un à un que de s’enfermer dans son bureau et de donner des ordres. Mais cette façon de faire n’est pas gratifiante parce que le patron n’est pas déifié. En Allemagne et dans les pays scandinaves, le culte du leader n’existe pas. Au contraire, ce dernier se trouve dans la position la plus délicate, il est le premier à se blâmer quand l’entreprise connait des ratés. Nos patrons à nous prennent des décisions abracadabrantes et quand cela dérape, ils licencient à tour de bras. Ils multiplient leur salaire, leurs stocks options et tout le monde applaudit. Pensez-vous que les RH ont la latitude qui permettrait de faire bouger les choses? Ou ne sont-elles que de simples marionnettes? Malheureusement non, les RH n’ont pas le pouvoir de faire bouger les choses. Elles sont prises entre le marteau et l’enclume. Dans le management traditionnel, la fonction RH est un pion ou alors, a une mission impossible à réaliser. Pion, dans le sens où la stratégie est définie sans eux. La direction dit aux RH d’appliquer la stratégie de l’entreprise sans que la masse salariale ne dépasse pas un coût fixé d’avance. Mission impossible, car les employés n’ont jamais été aussi maltraités qu’aujourd’hui (souffrance, stress, dépression, croissance des heures supplémentaires, salaires en baisse, primes qui disparaissent, licenciements, harcèlement psychologique et moral). Or, la direction demande aux RH de rendre les salariés – qu’elle s’acharne à stresser et écoeurer – heureux. Quelles sont, selon vous, les relations entre management et RH? Les deux parties se comprennent-elles? Dans les pays capitalistes financiers, les grands vice-présidents d’entreprises sont généralement des financiers, qui tiennent un discours financier. Ils ne parlent qu’en termes de coûts. Le rapport entre GRH et management est un rapport de subordination totale à la logique financière. Le management représente la logique financière de l’entreprise et l’impose au GRH. Que doit apporter la fonction RH pour améliorer les choses dans l’entreprise? Tout dépend de quel point de vue on se place. Si c’est pour améliorer les choses du côté du patronat, c’est une catastrophe. La GRH n’améliorera rien du tout. Mais du point de vue des employés, il faut faire en sorte que le personnel se sente bien et respecté; l’entreprise y gagnera. Or, il n’y a pas que la GRH à changer, toute l’organisation de l’entreprise doit être révisée.

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