L’aquarium corporatif

Notre famille a un jour adopté une tortue. Je me souviens lorsque nous avons cédé, devant les yeux de ma petite dernière à l’animalerie (on aurait dit Le chat potté du film Shrek me faisant les yeux doux… absolument irrésistible!). Bref, c’est Noël et nous rentrons avec la petite (toute petite) Tortue de Floride à la maison avec un petit aquarium qui tient parfaitement sur la table de nuit de la petite dernière.

 

Six ans ont passé et, ce matin, je regarde le bassin. Je vois la tortue en train de tenter désespérément de s’en échapper. Avec les années, plusieurs aquariums se sont succédé afin d’accompagner le développement de l’animal pour, finalement, aboutir à l’installation, il y a deux ans, d’un bassin prenant la place du coin salon au premier étage. Certes, l’aménagement est magnifique, contour en bois, plantes vertes et petite fontaine pour que l’animal ait du « fun ». Mais le problème est que l’animal n’a plus aucun plaisir. Trop à l’étroit, son seul objectif est de se sauver au plus sacrant! Impossible de rallonger le bassin, à moins d’installer une piscine intérieure (le président du conseil familial y a mis son véto!). Je la regarde et je réalise que nous sommes dans une impasse. Je me rends donc à l’évidence que notre histoire se termine et je me mets en quête d’un service de transition de carrière pour tortue avec un intense sentiment de culpabilité.

 

Combien avez-vous de tortues ou de poissons dans la même situation au sein de votre organisation? Et quant à vous, vous sentez-vous trop à l’étroit? Quand vient le temps de recruter, nous avons souvent la fâcheuse tendance à nous laisser emporter par le désir de faire un « bon coup » :  recruter un talent hors du commun, convaincre un candidat exceptionnel de sauter dans notre (petit?) bateau. La tentation est grande tant pour le recruteur que pour le candidat, qui se retrouve d’un coup maître du navire. Pourtant, l’issue est souvent la même :  le talent aux qualités exceptionnelles se sent un jour ou l’autre à l’étroit dans son fauteuil. Malgré son statut de directeur général ou de cadre sénior, il dispose de peu d’espace pour déployer ses ailes. Il a l’impression de manquer de ressources ou de moyens, de financement, de projets d’envergure qui le stimuleraient, et son développement n’avance pas assez vite à son goût. C’est un acteur du changement, et c’est bien pour cela que vous l’avez recruté; mais le problème est que votre organisation n’est pas capable de suivre son rythme ou que tout simplement elle n’est pas prête malgré les apparences.

 

Alors que faire? Avons-nous eu les yeux plus gros que le ventre? Tous les programmes de gestion et de développement des hauts potentiels ont leurs limites : celle de notre organisation. Faut-il pour autant se limiter dans nos ambitions de recruter les meilleurs? Personne ne veut voir petit. Aucune organisation ne souhaite rester dans son carcan, pourtant il faut être réaliste. Parfois, notre aquarium ne peut être agrandi. Certains marchés sont limités ou encore très spécialisés; une petite niche – même très lucrative – reste une niche. Dans ce cas précis, il faut alors accepter que l’individu quitte l’organisation à un certain moment pour poursuivre son développement. Tout comme il faut accepter que la personne qui était la mieux équipée pour accompagner la croissance ne soit peut-être plus celle dont nous avons besoin. Les experts du capital de risque en savent quelque chose. L’entrepreneur-fondateur de son entreprise est rarement celui qui la conduit jusqu’au stade de multinationale. Certes, il existe des Bill Gates, Steve Jobs ou, plus proche, de nous les Laliberté, Lemaire, Péladeau et Sirois, mais ce sont des exceptions.

 

Ce que les recruteurs et les Services de ressources humaines doivent absolument considérer, avant de recruter un gros poisson ou encore un jeune candidat au très fort potentiel de croissance (c.-à-d. : Tortue de Floride…), c’est le facteur temps. Combien de temps lui faudra-t-il pour arriver à maturité dans notre entreprise? Avons-nous assez de projets et de « fuel », comme diraient certains, pour l’alimenter et le garder motivé et engagé? Si la réponse n’est pas claire comme de l’eau de source, passez votre tour et ne succombez pas à la tentation de faire un pied de nez à la compétition en allant chercher la superstar.

 

Développez vos talents et vos potentiels à l’interne, tout en restant lucide lorsque vous croisez celui ou celle qui va bien au-delà de vos capacités. Profitez alors de tout son potentiel et de sa capacité d’entrainement pour créer une dynamique d’excellence dans l’organisation, mais préparez-vous à ce qu’il ou elle un jour change d’aquarium.

 

Cette chronique m’a rappelé une discussion avec Tom DeLong, professeur à Harvard, au sujet des « B players » dans nos organisations. Enseignant au temple de l’excellence nord-américaine, il avançait devant notre classe, complètement médusée, que nous devrions nous intéresser plus à nos employés de catégorie B que de tout miser sur nos A players (ultra-performants) :  « Les employés de catégorie B sont le cœur et l’âme de toute entreprise. Ils sont loyaux. Ils accomplissent leur travail et assument leurs responsabilités sans chercher à briller à tout prix. Ce sont les gardiens de la mémoire institutionnelle pendant les crises ou les temps difficiles. » (B players are the "heart and soul" of any company. B players are loyal. They are the ones who do their work without fanfare or fuss. They are the keepers of institutional memory during hard times such as a merger or downsizing).

 

Je vous invite à y réfléchir en visionnant cette vidéo et en lisant : Are You Supporting Your B Players?

Finalement, il n’existe aucune firme de transition de carrière pour Tortue de Floride et je ne peux me résigner à l’abandonner. Je vous lance donc l’appel suivant :

« Jolie tortue de Floride cherche nouvelle famille d’accueil disposant d’un bassin suffisamment large pour lui permettre de s’ébattre et de se dégourdir les nageoires. Toute personne intéressée devra se manifester en démontrant son réel intérêt pour l’animal et sa capacité d’accueil (espace et environnement). ». Merci de contacter directement la chroniqueuse signataire.

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