Se réinventer… 10 000 heures à la fois
On est fin décembre 2009. Cela fait 15 ans que je fais le même métier. Je le connais par cœur. Je le fais les yeux fermés ou presque. Je connais les questions des clients et les réponses des candidats. Je ne me trompe malheureusement – faute de surprises – que très rarement. Maudite zone de confort qui me mine au lieu de me conforter dans mes dossiers douillets. Maudite, car elle me mine de l’intérieur en m’insufflant ces petites idées et ces questions pernicieuses. Combien d’entre nous se sont déjà dit qu’ils avaient fait le tour du jardin, mais qu’ils ne savaient pas quelles étaient les prochaines étapes et se sont jetés dans des pseudo-nouveaux projets au sein de l’entreprise ou se sont découverts de passionnantes activités para-professionnelles? Tant mieux pour toutes ces organisations qui profitent de talents et de l’énergie de ces cadres et professionnels qui ne font que tromper leur routine à l’extérieur du bureau.
Soyons clairs, loin de moi l’idée de décourager ceux qui sont arrivés au bout de leur aventure professionnelle de s’engager dans le bénévolat ou dans des projets ad hoc. Mais la réalité est qu’ils fuient leur monotonie quotidienne en justifiant leur besoin de se réaliser ailleurs sans quitter leur employeur… Le confort douillet du chèque de paye. L’investissement en dehors de son activité professionnelle n’est pertinent et rentable pour tous que lorsque qu’il ne constitue pas une échappatoire du bureau.
Il faut du courage pour mettre un terme à une carrière et en commencer une autre. Il faut du courage, ou un brin d’inconscience, car se réinventer à 35, 40, 45 ou même 50 ans ne se fait pas sans difficulté. Il n’y a pas d’âge pour recommencer à bâtir un avenir professionnel. Il n’y a pas d’âge, mais il faut une force de caractère et une énergie incroyable pour survivre à la période de transition. Pourtant l’issue est souvent très heureuse, profitable et rentable. Oui! Les statistiques le démontrent et ceux qui suivent leur instinct pour changer de carrière se retrouvent au final avec un revenu équivalent – voire supérieur à celui qu’ils avaient quitté – bonheur et qualité de vie en prime. Le problème, c’est cette « foutue » transition!
Dans son livre Outliers, Malcom Glaxwell démontre que cela prend 10 000 heures de pratique pour devenir un expert et pouvoir accéder au sommet de son expertise. Certes, je vous l’accorde, cela prend aussi quelques belles opportunités, des rencontres et un certain talent, mais tout de même cela prend bien 10 000 heures. À 40 ans, certains ont franchi ces 10 000 heures alors que d’autres mettront 10 années de plus ou 5 de moins. Pensez à l’avocat, au comptable au développeur informatique… Pensez au recruteur. À combien d’heures d’entrevues êtes-vous rendu? Personnellement, j’ai franchi ma 10 000e heure d’entrevue il y a trois ans. J’ai d’ailleurs vendu mon cabinet de recrutement de cadres un an après sans même réaliser que j’avais atteint cette heure fatidique. Il n’y a pas de hasard…
Revenons donc à la transition… Pourquoi le courage? Justement, pour les 10 000 heures. Combien cela va-t-il nous prendre de temps pour retrouver cette expertise dans notre nouvelle carrière? Combien de temps pour atteindre les fameuses 10 000 heures? Avec les années, le temps s’accélère et on dirait que nous manquons de temps pour pouvoir tout accomplir… D’où cette peur de devoir réinvestir autant de temps et d’énergie dans l’apprentissage d’un nouveau métier ou dans la réalisation d’une passion. Mais souvent, la passion précède la profession. Vous avez donc des heures de vol accumulées que vous ne soupçonnez pas! Je me souviens de cette photographe qui, après 15 ans de consultation SAP, a quitté son employeur pour suivre une formation de photographe professionnel. Elle a troqué une excellente rémunération (merci les implantations ERP des années 1990, CRM des années 2000 et autres bogues de l’an 2000…) pour retourner s’asseoir sur les bancs d’école avec des jeunes apprentis photographes aux cheveux longs, un brin idéalistes et bien loin du monde qu’elle venait de quitter. Dix-huit mois d’apprentissage pour un métier qui, on le sait, n’a pas la réputation d’être très payant. Trop de monde sur le marché, seule une poignée survit. Elle avait pourtant cette passion en elle depuis plus de 20 ans… Les 10 000 heures ne sont peut-être plus si loin, passion et talent en prime. Aujourd’hui, elle vient d’ouvrir son premier studio et fait partie des photographes en demande.
Transformer nos passions en futures professions est une excellente option lorsqu’elle existe. Mais, il n’y a pas toujours de passion, quelquefois il s’agit davantage d’une volonté de changement, d’une aspiration à une meilleure qualité de vie, à se constituer un nouveau réseau de contacts ou encore à se reconnecter avec des valeurs fondamentales. Autre exemple, ce publicitaire de carrière a tout changé pour se reconvertir dans l’ostéopathie. Cinq ans d’études avec de jeunes étudiants rêveurs alors que lui avait déjà en tête son futur modèle d’affaires… Sa reconversion était planifiée et calculée. Il a troqué les restos chics, les 5@7, le glamour, les stars et les lancements de campagne et de produits, un verre de champagne à la main… pour le thé vert, les bougies de santal, les dos à masser et les vertèbres à replacer… Il travaille aujourd’hui de sa maison, qu’il a réaménagée pour accueillir ses patients, et sert une clientèle plus qu’enviable d’hommes et de femmes d’affaires qui viennent enfin se poser et se décharger de leur stress dans son cabinet…
Les exemples à succès abondent. Les échecs aussi. L’important est de vivre l’expérience et de se réinventer avec un objectif en tête, un désir, une envie. On ne se réinvente pas parce qu’il faut se trouver une nouvelle job, mais parce qu’on en ressent le besoin et l’urgence au plus profond de soi. Même si on ne sait encore où cela va nous mener, l’appel du changement est plus fort que nous et c’est tout notre corps qui réclame de changer de carrière. Passage difficile car changer de peau est douloureux. Renaitre professionnellement est un processus qui fait mal.
Dans son livre Chapters, Candice Carpenter souligne si bien cette délicate transition, passage obligé vers notre futur professionnel. Il faut accepter de changer de peau, d’abandonner ce qui auparavant nous semblait si cher et important : notre statut, notre ancienne carte d’affaires, le titre que l’on va rajouter derrière notre nom. Faire face à la peur des autres qui projettent en vous leurs propres angoisses : « Que vas-tu faire? Que vas-tu devenir? Tu ne peux pas rester sans retravailler immédiatement… les gens vont t’oublier!… Envoie-moi ton CV, je peux t’aider à le faire circuler. » Mais NON! On ne veut pas, on ne peut pas car on ne SAIT PAS.
Pendant la transition, il y a peu de choses à dire car on est encore en gestation de projets. Alors impossible de déclarer quoi que ce soit. Récemment, j’ai annoncé à une ancienne connaissance : « Je suis une entrepreneure en liberté. » L’expression m’a plu. Beaucoup plu. Plus besoin de justifier que je n’avais pas de carte d’affaires ni de titre. J’avais des projets. C’est tout. Des idées, des aspirations. Un agenda rempli de mes futurs projets sur lesquels je travaille en attendant de voir lesquels vont se concrétiser. Je suis face à ma planche à dessin, et mes desseins sont de les laisser aller tant que je n’aurai pas trouvé à quoi je vais passer mes prochaines 10 000 heures de mon temps…
Et vous, à quoi allez-vous rêver de passer vos prochaines 10 000 heures au travail?
Nathalie Francisci, CRHA
Chroniqueuse, Conférencière, Administrateur de sociétés